Réfutation de Peter Gelderloos

| N.O. Fear

Réfutation de quelques contre-vérités issues du chapitre « La non-violence est inefficace » de Peter Gelderloos, dans son livre « Comment la non-violence progège l’État », Éditions libres, 2018 (2016 en ligne), pp. 45-64.

 

Aux pp. 46-47 de son livre Comment la non-violence protège l’État (Éditions libre 2018), Gelderloos écrit :

 

« L’histoire de la lutte de l’Inde selon les pacifistes ne permet pas de comprendre pourquoi Subhas Chandra Bose, un célèbre indépendantiste indien, qui prônait la lutte armée, a été élu deux fois président du Congrès national indien, en 1938 et 1939 ».

 

Une falsification historique

 

Tout dans cette phrase est faux : en 1938 et 1939, Subhas Chandra Bose est élu comme président parce qu’il a renoncé à la lutte armée immédiate et s’est aligné sur la manière dont le Congrès national concevait la lutte non-violente et la désobéissance depuis 1920. A cette époque, il pensait que l’Inde indépendante devrait avoir une armée comme tout État-nation, alors que Gandhi était contre une armée en Inde après l’indépendance. Mais surtout, Bose pouvait devenir président parce que Gandhi n’était plus membre du Congrès. En 1934, il avait quitté officiellement ce parti pour réaliser sa conception d’une société s’appuyant sur les villages et les conseils de village et des communautés alternatives. Cette conception n’a rien à voir avec une vision étatique d’un pays. Gandhi fut anarchiste, ce que Gelderloos nie catégoriquement. Le Congrès a, malgré cela, toujours fait appel à Gandhi pour des campagnes d’action directe et de masse, comme plus tard dans le mouvement de masse décisif contre les Britanniques en 1942, la campagne Quit India. Et bien sûr, Gandhi avait ses ami/es au sein du Congrès, mais lui-même ne pouvait plus être élu comme président. Cependant, Gelderloos ne dit pas un mot sur tout cela. Bose, pour sa part, était le leadeur de l’aile socialiste du Congrès, mais aussi plus nationaliste et beaucoup plus militariste que Gandhi. Déjà dans les années 30, en tant que militariste, il exprimait sa sympathie pour Mussolini, et la combinaison de socialisme et nationalisme chez Bose a toujours penché vers une sorte de national-socialisme dans le pire sens du terme.

 

Gelderloos choisit mal ses amis

 

Dès que la deuxième Guerre mondiale éclate en 1939 et dès 1940 à l’occasion de la guerre aérienne des nazis contre l’Angleterre, Bose pousse pour une campagne de masse anticoloniale sous le slogan : « L’ennemi de mon ennemi est mon ami », donc les nazis sont déclarés des amis de circonstance. Et c’est vrai : Gandhi, Nehru et les autres courants du Congrès ont pris conscience que la lutte antifasciste au niveau mondial était nécessaire et ils ont refusé que Bose ne déclenche une campagne anticoloniale exactement au moment de la guerre des nazis contre l’Angleterre. C’était très sage, et d’une certaine manière non-nationaliste et altruiste. On doit chercher longtemps dans l’histoire si l’on veut retrouver une telle attitude. Quand la guerre aérienne des nazis se révéla être un échec, Gandhi et Nehru ont alors, dès 1942, mené la campagne Quit India. Bose était devenu minoritaire dès 1940, alors qu’il voulait d’emblée fonder une armée de libération. Mais il ne pourrait le faire en Inde. Grâce au pacte germano-soviétique Hitler-Staline, il fuit d’abord à Moscou et de Moscou à Berlin où Hitler avait interné des soldats indiens au service des britanniques capturés lors des batailles d’Afrique du Nord. Avec ces soldats, Bose voulait mener la guerre contre les britanniques en Inde. Bose resta à Berlin et après la rupture du pacte germano-soviétique, il poussa Hitler à accélérer sa guerre au sud de l’Union soviétique vers Stalingrad et au delà, donc à intervenir militairement au nord-ouest de l’Inde. Avec son armée, l’Indian National Army (INA), il comptait envahir l’Inde à la suite des nazis. La défaite de ces derniers à Stalingrad a rendu impossible son projet. Les soldats indiens de Bose ont d’ailleurs été stationnés ensuite sur la ligne Siegfried en France pour combattre les britanniques contre le débarquement de 1944. Bose, lui, fut envoyé dans un sous-marin d’Hitler chez les Japonais fascistes, stationnés à cette époque-là, entre autres, en Birmanie, non loin de l’Inde. Là aussi, marionnette du fascisme japonais, Bose forma une armée avec des soldats indiens qui étaient au service des britanniques, après avoir été capturés par les Japonais. Bose tentait avec l’aide de l’armée japonaise d’envahir l’Inde du côté nord-est, venant de la Birmanie.

Tout cela Gelderloos le cache à ses lecteurs/lectrices. L’armée de Bose, l’INA, ne fut à aucun moment indépendante et lui fut toujours un fantoche : d’abord des nazis, puis du fascisme japonais. D’ailleurs, toutes les tentatives d’invasion de l’Inde par Bose et l’INA furent des échecs. Et ses efforts ne purent jamais rivaliser avec les trois vagues de campagne de masse de Gandhi en 1921, 1930 et 1942, indépendantes de tous les autres pouvoirs et vraiment efficaces sur une durée de 30 ans. Gelderloos nous présente là une falsification importante de l’histoire. Il compte par là sur la méconnaissance de l’histoire mondiale des lecteurs/lectrices aux États-Unis. Sa tentation de vouloir en finir avec le mouvement de Gandhi, en trois pages et demie, ne peut s’expliquer que par une sorte de désir patriarcal de domination. Sa méthode : utiliser un langage agressif pour cacher la faiblesse criante de ses arguments.

D’un côté, Gelderloos admire Bose et sa lutte armée – finalement vouée à l’échec. Les autres rivaux de Gandhi qu’il cite, Chandrasekar Azad et Bhagat Singh, partisans de la lutte armée, furent encore plus marginaux que Bose, encore plus régionaux et actifs durant une courte phase de militantisme dans les années vingt. Par ailleurs, et cela est décisif pour comprendre la spécificité de l’anarchisme non-violent (et non pacifiste!), Gelderloos prend Bose comme exemple malgré sa collaboration éthiquement infâmante avec les nazis et les fascistes japonais. Il ne l’évoque même pas.

 

Une éthique révolutionnaire

 

Pour vraiment évaluer cette faute majeure concernant la révolution émancipatrice, il faut un autre critère que celui de l’efficacité mis en avant par Gelderloos. Il manque un contenu prôné par l’anarchisme non-violent mais non par Gelderloos : une éthique révolutionnaire. Laquelle a au moins la même valeur que le seul critère de l’efficacité. Si Bose avait pu libérer l’Inde avec son armée, il serait néanmoins toujours resté la marionnette des Japonais puisque ceux-ci lui avaient fourni les armes et l’infrastructure ainsi que d’autres troupes. C’est donc surtout une question d’éthique révolutionnaire. Or, Gelderloos ne pose à aucun moment la question de savoir s’il faut rejeter ces tentatives de lutte armée qui signent la dépendance par rapport aux armées fascistes. Une libération de l’Inde dépendante des nazis et du fascisme japonais aurait été la pire vision qu’on puisse imaginer, au contraire de l’indépendance politique, certes incomplète, qui a été réalisée par le mouvement de masse non-violent mené par Gandhi et excessivement fustigé par Gelderloos.

 

Une forme de contrainte non-armée

 

  1. 46, Gelderloos évoque la lutte armée en Palestine de 1945 à 1948. Il dit :

 

« Les luttes armées des militants arabes et juifs en Palestine, de 1945 à 1948, affaiblirent encore l’Empire britannique, et risquaient d’inciter les Indiens à suivre cet exemple, c’est-à-dire à prendre les armes et à abandonner la simple désobéissance civile. Ces facteurs ne peuvent être ingnorés. Il est tout à fait probable (mise en italique : N.O. Fear) qu’ils aient influencé la décision des Britanniques d’abandonner leur administration coloniale ».

 

Son affirmation spéculative (« tout à fait probable ») en dit long sur les connaissances historiques de Gelderloos. Les militants arabes et juifs en Palestine vont bientôt tourner les armes les uns contre les autres et entrer dans une guerre civile horrible qui ne cesse de continuer jusqu’à nos jours sans issue visible. C’est cette culture de violence dont Gelderloos ne veut rien savoir ni la regarder en face.

Il fait là un lien arbitraire entre deux régions du monde très différentes : La petite colonie de la Palestine fut insignifiante comparée à l’Inde, la colonie la plus importante de l’Empire, le joyau du colonialisme britannique. La stratégie de Churchill pendant la deuxième Guerre mondiale montre bien qu’il s’agissait de mener la guerre essentiellement pour récuperer les colonies. Celles-ci ne pouvaient pas être abandonnées au moment de la victoire. Les Britanniques ne risquaient pas d’avoir peur de la lutte armée après avoir vaincu militairement durant cinq ans dans différents pays du monde.

Pour quelle véritable raison les Britanniques ont-ils quitté l’Inde ? Il s’agit d’une forme de force jamais prise en considération par Gelderloos qui pense que seules les armes sont une contrainte. Et c’est la contrainte économique ! Les grandes campagnes de masse non-violentes des Indiens, la grève et le boycott de l’importation des marchandises venant de la Grande-Bretagne ont décidé du sort de l’Inde. Le colonialisme britannique s‘appuyait sur l’exploitation des ressources premières de l’Inde et du transfert de ces matières premières par voie maritime. Pour être rentable, les navires furent chargés de produits manufacturés venant de l’Angleterre, notamment de l’industrie du textile de Manchester et d’autres villes industrialisées. Le boycott en masse des Indiens, le fait d’avoir brûlé les vêtements importés, remplacés par la fabrication autochtone, tout cela a brisé cette dépendance économique et rendu le commerce colonial de l’Angleterre vers l’Inde non-rentable.

Lorsque Gandhi se rendit en Angleterre en 1931 pour les premières négociations sur l’indépendance – la Round Table Conference –, il avait pris soin de visiter les quartiers ouvriers de Manchester pour expliquer les buts du boycott indien et avait noué des contacts. Ainsi, et par d’autres rencontres, les non-violents de l’Inde ont crée une sympathie pour leur cause et leur manière de lutter parmi la classe ouvrière anglaise. Cette sympathie fut le déclenchement du mouvement antiraciste et anticolonialiste en Angleterre en soutien à la cause des Indiens/Indiennes. Grâce à cette disposition, le mouvement ouvrier a fait pression sur le parti Labour qui a gagné les premières élections d’après guerre contre Churchill. Ce fut Attlee, le nouveau Premier ministre Labour, qui, poussé par cette pression de la classe ouvrière, a ouvert la voie vers l’indépendance de l’Inde en 1945, finalement aboutie en 1947.

Voilà la contrainte exercée par le mouvement anticolonial de Gandhi, et non ce qui s’est passé dans la toute petite Palestine ! Gelderloos n’a en fait pas d’autre argument qu’un « tout à fait probable ».

Gelderloos n’évoque jamais une stratégie permettant de destituer les grandes puissances mondiales en forgeant des liens et des alliances au sein même des pouvoirs impérialistes. À l’époque, les Britanniques régnaient sur le monde. Leurs colonies, notamment l’Inde immense, pénétrée économiquement depuis 200 ans, leur valait d’être encore, en 1940, la première puissance mondiale. Seule la perte de l’Inde a renversé les choses en faveur des États-Unis.

 

Gandhi a tenu compte de ses erreurs

 

  1. 47, Gelderloos dénonce le fait que Gandhi ait arrêté un mouvement de masse en 1922 à la suite d’émeutes :

 

« En 1922, après avoir “appelé à ce que le mouvement cesse“, à la suite d’émeutes (en vérité après une attaque incendiaire de la station de police à Chauri Chaura le 5 février dans laquelle meurent 3 personnes civiles et 22 policiers indiens, d’une brutalité extraordinaire où des victimes fuyant les flammes y furent rejetés par la foule; N.O. Fear), sa popularité chuta tellement que “pas la moindre opposition ne se fit entendre lors de son arrestation“ ».

 

À ce moment-là le mouvement de masse, commencé en 1920, avec son apogée en 1921, s’était déjà essoufflé en 1922. Gandhi a donc alors cherché quelque chose pour cacher son échec. Je suis d’accord pour dire que c’était une erreur. Gandhi pouvait critiquer la violence de l’émeute au lieu d’arrêter le mouvement entier. Pourtant, l’émeute de Chauri Chaura et quelques autres en 1922 ne furent en aucun cas décisives dans la lutte contre le colonialisme. Toute sorte de résistance étant alors vouée à l’échec. La propagande par le fait des terroristes-anarchistes indiens, dont Bhagat Singh fut le dernier, était tout aussi vaine. Gandhi reçut bien des critiques à ce sujet et y ayant réfléchi a changé d’avis ce qu’omet Gelderloos : en 1930, pendant la campagne de masse de la Marche du Sel, et en 1942 pendant la campagne Quit India, il n’a plus jamais arrêté un mouvement de masse à cause des émeutes occasionnelles. Celles-ci furent assez rares en 1930 et plus nombreuses en 1942. Mais cela ne touchait en aucun cas au caractère prédominant de désobéissance civile et de non-violence de ces campagnes de masse. Gandhi a donc alors tenu compte des critiques de 1922, ce que ne veut pas admettre Gelderloos.

 

Au sujet de l’Inde et du Viêtnam indépendants

 

Gelderloos affirme que l’Inde après l’indépendance restait dépendent des Britanniques et de l’Ouest dans la Guerre froide :

 

« Le mouvement de libération de l’Inde a échoué. Les Britanniques n’ont pas été forcé de quitter le pays. En réalité, leur domination coloniale s’est simplement transformée en une domination néocoloniale ». (…) « Les Britanniques (…) attisèrent les flammes du séparatisme religieux et ethnique (alors c’est la faute de Gandhi, tout comme les essais nucléaires de la France au desert algérien dans les années 60 seront la faute de la lutte armée du FLN ?; N.O. Fear) afin que les Indiens se disputent entre eux (tout comme les Algériens des années 90, dites noires ; N.O. Fear), qu’ils ne connaissent ni la paix ni la prospérité, et qu’ils restent dépendants de l’aide militaire et des divers soutiens des États euro-américains » (p. 47).

 

A nouveau, on peut dire que tout est faux dans ces affirmations, qu’on peut d’ailleurs lire comme une accusation générale contre Gandhi et la lutte non-violente. Tous les historiens sérieux pouraient dire à Gelderloos qu’en 1947 l’Inde était politiquement indépendante. C’est l’Union soviétique et non les puissances occidentales, dont les Britanniques, qui ont soutenu l’Inde indépendante pendant la periode de la Guerre froide. À cette même époque, le Pakistan fut équipé d’armes euro-américaines comme contre-pouvoir vis-à-vis de l’Inde. L’Inde fut indépendante, au même degré que l’Algérie, la Yougoslavie et l’Indonésie, toutes les trois indépendante par la lutte armée. L’Inde fut également au premier plan du mouvement des pays non-alignés dans la Guerre froide, se situant en dehors des blocs militaires de l’OTAN et du pacte de Varsovie !

Il est vrai que l’Inde est restée un pays avec une grande pauvreté et une très grande misère, où l’exploitation de la majeure partie de la population est structurelle. Mais cela, tout comme que les pays libérés par les armes en Afrique, ou encore dans la Chine d’aujourd’hui, hyper-capitaliste, même après une lutte armée marxiste de 30 ans pour l’indépendance. Selon les estimations il y aurait eu 44 à 72 millions de morts entre 1927 et 1949 en Chine, beaucoup plus de morts que dans les émeutes hindou-musulmans qui eurent lieu pendant la partition de l’Inde et de Pakistan en 1946/47. Sans même parler de la Corée du Nord, également libéré par les armes avec des famines récurrentes.

Encore un mot sur l’exploitation et la pauvreté dans l’Inde indépendante qu’évoque Gelderloos et dont Gandhi serait responsable. En évoquant cet argument, je me réfère aussi aux pages de Gelderloos sur la guerre du Vietnam pp. 52-54 :

 

« Que ce soit bien clair : le gouvernement états-unien n’a pas été contraint de se retirer par les manifestations pacifistes ; il a été défait politiquement et militairement » (p. 52).

 

Gelderloos souligne que la bataille anticoloniale fut principalement gagnée par la lutte armée du Vietcong, menée par Ho Chi Minh. À un moindre degré, selon Gelderloos, la victoire serait due à des attaques physiques sur leurs propres officiers par des soldats de l’armée états-unienne (évalué à 3%), enfin par les émeutes et sabotages aux Etats-Unis même – mais en aucun cas, dixit Gelderloos, par le mouvement de masse anti-guerre.

Tout cela est faux à mon avis et je pourrais le développer. Mais j’en resterai ici sur l’argument phare, la guerre du Vietnam gagnée par le Vietcong. Je tiens à souligner que Gelderloos évoque l’état économique et structurel de l’Inde indépendante avec pour but de désavouer le fait que le mouvement de Gandhi ait mené à l’indépendance. Il évoque aussi le lien direct entre mouvement et régime postcolonial en Inde. Mais il ne fait pas du tout de même pour le Viêtnam. Pas question pour Gelderloos de s’interroger dans ces termes : qu’est-ce que le Viêtnam est devenu, gouverné par Ho Chi Minh, chef d’État du Vietnam après avoir gagné la lutte armée ? C’est là, l’astuce malhonnête ! Ho Chi Minh, meneur de guérilla et puis chef d’État a eu trois problèmes qui en disent long sur l’échec de la lutte armée au Viêtnam. Les historiens ont créé pour cela l’expression « la victoire au sein de la défaite pour l’armée américaine ».

  • Premier problème : la dynamique brutale d’une guerre aussi longue, d’abord contre le colonialisme français, puis contre le colonialisme états-unien – chose décisive que Gelderloos ne prend jamais en compte – a eu pour conséquence un régime répressif inouï sous Ho Chi Minh, déjà pendant la phase anticolonialiste, puis après l’indépendance vietnamienne. En témoigne le massacre à l’intérieur du Viêtnam du Nord contre le mouvement ouvrier, plutôt trotzkiste, puisque Ho Chi Minh s’orientait déjà pendant la guerre vers des liens forts avec l’Union soviétique et Staline. Sur cette répression de Ho Chi Minh contre le plus grand mouvement trotzkiste en Asie, voir le livre de Ngo Van : Viêt-nam : 1920-1945, Révolution et contre-révolution sous la domination coloniale, Éditions L’Insomniaque, 1999.
  • Deuxième problème : le stalinisme fort du Viêtnam indépendant ne fut jamais aussi indépendant que l’Inde dans le mouvement non-aligné, puisque le Viêtnam se rallie dans la Guerre froide directement à l’Union soviétique, ce qui lui valut d’ailleurs une guerre contre la Chine après la scission entre la Chine et l’URSS.
  • Troisième problème qui découle des deux premiers : les Boat People de 1980, la grande fuite en masse en mer des Viêtnamiens, qui ne supportaient plus le régime de Ho Chi Minh, peuvent bien être considéres comme précurseurs des Boat People de nos jours : des populations pauvres ou bien victimes des régimes autoritaires en Afrique ou des guerres impérialistes qui fuient par la Méditerranée vers l’Europe. Ces Boat People vietnamiens de 1980 peuvent également être mis en relation avec l’échec du régime militaire de Chavez/Maduro au Venezuela, puisqu’aujourd’hui plus de 2,3 millions de personnes fuient du Venezuela vers la Colombie capitaliste ! C’est la faillite d’un régime stalinien comme celui de Ho Chi Minh que Gelderloos ne veut évoquer à aucun prix, mais qui doit être rappelé quand on parle du soi-disant échec de la lutte anticoloniale en Inde. Il faut quand même faire des comparaisons. Les Boat People de 1980 au Viêtnam ont même guéri Sartre et de Beauvoir de leur adhésion au marxisme autoritaire.

 

L’anarchisme de Gandhi

 

En comparent le régime vietnamien d’Ho Chi Minh et l’Inde de Gandhi, on doit surtout prendre en considération le fait que Gandhi ne fut jamais au pouvoir en Inde, dont le premier Chef d’État fut Jawaharlal Nehru, un social-démocrate classique.

Comme je l’ai dit précédemment, Gandhi ne fut plus membre du parti du Congrès dès 1934. Il se concentrait sur son mouvement Sarvodaya et sur ses communautés qu’il voulait exemplaires. Peu de temps avant l’indépendance il y eut un conflit entre Nehru et Gandhi, qui avaient lutté ensemble dans certaines phases du mouvement, mais de moins en mois vers la fin à la fin. Gandhi n’a jamais été d’accord avec la conception du progrès par l’industrialisation que Nehru prônait et qui se faisait aux dépens des villageois-e-s indien/nnes. Et la rupture entre Gandhi et Nehru fut précisément centrée sur cette question. De fait, Gandhi n’a eu jamais l’intention de prendre le pouvoir après l’indépendance, il n’a jamais prétendu à aucune fonction de ministre ni de chef d’État. C’est à la fois conséquent et logique pour un anarchiste, ce que Gelderloos nie constamment. Gelderloos brandit l’Inde indépendante comme si Gandhi en était chef d’État. Ce qui est faux. Le mouvement gandhien de l’après-indépendance fut tout de suite en opposition contre le gouvernement indien !

Par ailleurs, des historiens beaucoup plus sérieux que Gelderloos disent qu’à l’issue du mouvement anticolonial de l’Inde, il existait une indécision quant à savoir quelle vision économique pourrait se réaliser dans l’Inde indépendante. Toutes les possibilités de construire une économie émancipatrice et socialiste étaient encore admises et la discussion restait ouverte, selon l’historien Bipan Chandra : India’s Struggle for Independence, Viking Publishers 1988.

La vision anarchiste de Gandhi et de ses successeurs est confirmée par ailleurs par l’historienne indienne de l’anarchisme au sein des mouvements anticoloniaux, Maja Ramnath: Decolonizing Anarchism. An Authoritarian History of India’s Liberation Struggle, AK Press 2011, notamment pp. 171 et suivantes. Elle montre bien qu’on ne peut pas, comme le fait Gelderloos, mettre sur le dos de Gandhi toute la misère de l’Inde indépendante, tandis qu’à mon avis, Ho Chi Minh en tant que chef d’État est bien sûr responsable et coupable de la structure stalinienne et de la misère du Viêtnam indépendant (s’ajoutant aux répercussions de l’Agent Orange et des bombardements États-Unien) qui ont mené aux Boat People.

 

Birmingham 1963 : quand Gelderloos invente une émeute pour servir sa vision de l’Histoire

 

Concernant les luttes et l’efficacité des noirs américains du Sud pour obtenir les deux lois décisives pour les droits civiques, de 1964 pour l’abolition de la ségrégation et 1965 pour l’affranchissement des électeurs noirs, Gelderloos avance de façon erroné une soi-disant loi de Kennedy de 1963 qui ne fut en réalité qu’une proposition sans obligations. Les lois concrètes furent signées en 1964 et 1965 par Lyndon B. Johnson, le successeur de Kennedy, qui n’a été obligé par rien.

Gelderloos avance, de façon erronée, une soi-disant émeute décisive qui aurait eu lieu le 7 mai 1963, à Birmingham. Elle aurait provoqué tout le recul de l’État vis-à-vis de la ségrégation :

 

« Soudain, le 7 mai 1963, à Birmingham, trois mille Noirs, las de subir les violences policières, commencèrent à riposter en ciblant la police de pierres et des bouteilles. Deux jours après, la ville de Birmingham – qui demeurait jusque-là un bastion de la ségrégation – accepta de faire cesser la ségrégation dans les magasins du centre-ville, et le président Kennedy appuya cet accord par des garanties fédérales » (p. 51)

 

Il évoque le même effet déclencheur pour une émeute ultérieure, également à Birmingham, le 10 mai 1963, d’une envergure plus vaste même que celle du 7 mai. Elle aurait provoqué le Civil Rights Act au niveau national dans le Congrès, souhaité par Kennedy, pourtant cette fois, selon Gelderloos, seulement « un mois et un jour plus tard » (p. 51).

Dans la campagne de masse non-violente, la ville de Birmingham de 1963, est l’une des plus importantes.

Problème : le 7 mai, il n’y a pas eu la moindre émeute. Aucun historien n’en parle ou n’en fait le récit parmi les noirs effectuant des recherches sur leur histoire :

http://www.blackpast.org/aah/birmingham-campaign-1963

https://fr.wikipedia.org/wiki/Campagne_de_Birmingham .

Gelderloos parle d’emblée d’un « échec lamentable » dans les villes d’Albany et Birmingham. En fait, depuis le début du mois d’avril jusqu’au 10 mai à Birmingham, la campagne de masse non-violente de King fut une lutte efficace et une réussite pour le mouvement. Les actions non-violentes furent notamment menées par des enfants noirs qui remplissaient les prisons, au grand désarroi de Bull Connor, chef brutal de la Police locale. L’emprisonnement des enfants fut la cause d’un scandale dévoilé par la presse américaine grâce à des journalistes critiques avec un retentissement au niveau mondial. C’est cette forme de lutte, et non pas le jet de quelques bouteilles, qui contraignit Kennedy à agir. Il commença à faire pression sur la municipalité de Birmingham pour lever la ségrégation. Ce qui aboutit, après des jours de négociation débutant bien avant le 7 mai, à un accord finalisé le 8 mai 1963.

Cette campagne de Birmingham est d’ailleurs devenue célèbre comme succès des enfants noirs contre la répression de Bull Connor. L’histoire des mouvements sociaux aux États-Unis en garde le souvenir – même si l’on peut discuter du problème d’envoyer des enfants en première ligne, devant des canons à eau. On peut lire le déroulement exact de ces jours et du « non-événement » d’une émeute le 7 mai 1963 chez

Taylor Branch: Parting the Waters. America in the King Years, 1954-63 (Touchstone, New York 1988), Chapitre : The Children’s Miracle, pp. 756-801.

Branch y évoque notamment la nuit du 10-11 mai, lorsque le Klu Klux Klan jeta une bombe contre le Gaston Motel où était hébergé Martin Luther King, cible bien choisie en raison de l’efficacité de cette campagne de King. L’anecdote suivante est du reste révélatice de la façon dont Gelderloos écrit l’histoire : il évoque la bombe du 10 mai en tant que « plastiquage d’une maison et d’un commerce de Noirs » sans jamais dire que ML King était à l’intérieur. Cela en dit long sur la volonté de Gelderloos de falsifier l’histoire et de cacher la véritable cible du KKK.

C’est seulement après la bombe visant King qu’une nuit d’émeute spontanée se produisit à Birmingham. Elle eut lieu le 10 mai, alors que l’engagement d’abolir la ségrégation à Birmingham avait déjà été signé le 8 mai. Après l’émeute du 10 mai, les politiciens blancs locaux envisagèrent même de rompre l’accord déjà conclu. Le succès de Birmingham est donc entièrement dû à la campagne non-violente, un des plus grands de King, d’ailleurs.

La proposition de Kennedy de 1963 de supprimer la ségrégation au niveau national, évoquée par Gelderloos, ne fut en aucun cas décisive, contrairement aux lois de 1964 et 1965. Ces lois, qui ne sont pas du tout évoquées par Gelderloos, marquèrent le vrai succès du mouvement pour les droits civiques. Elles furent principalement le résultat de la Marche sur Washington en août 1963, et de la vaste campagne d’actions directes non-violentes dans le Sud des Etats-Unis en 1964, le Freedom Summer mené par le SNCC (Student Non-violent Coordinating Committee). Cette organisation poussait des vagues de militant-e-s et étudiant-e-s à s’engager dans des actions directes non-violentes, notamment dans l’État du Mississippi. C’est cette pression là qui a conduit aux lois décisives. Pendant la Marche sur Washington, des députés démocrates craignant des émeutes après le discours « I Have a Dream » avaient juré de ne pas voter en faveur de ces lois. Mais finalement, il n’y eut pas d’émeute.

Gelderloos veut détourner l’histoire et nous faire croire que quelques éphémères jets de bouteilles et de pierres dans une ville peu importante des États-Unis comme Birmingham, auraient changé la politique entière du pays face aux noirs. C’est un leurre. Les autorités ont eu peur non d’une émeute, mais d’un mouvement de masse qui pourrait être soutenu par une grande partie de la population, même blanche. Il ne faut pas oublier que les noirs formaient une minorité de seulement onze pour cent de la population. Sans le soutien actif et la sympathie du grand public, il n’aurait jamais été possible d’aboutir à une législation en faveur des noirs.

Gelderloos nie tout cela. Il ne propose aucune stratégie valable pour faire basculer un régime autoritaire à partir d’une situation minoritaire. Par contre, ML King a développé une stratégie permettant d’aboutir à ses fins.

Comme preuve de l’inefficacité des émeutes aux États-Unis, on peut rappeler le fait suivant : après les législations de 1964 et 1965 concernant le Sud, de nombreuses émeutes eurent lieu à partir de celle de Watts/Los Angeles, se déroulant souvent sur plusieurs nuits, voir plusieurs semaines. Aucune ne permit d’aboutir à une législation en faveur des noirs, ni immédiatement ni à long terme. Toutes ces émeutes de la deuxième partie des années 60 furent réprimées facilement par les Gardes nationaux ou les troupes fédérales. Une totale inefficacité !

 

Militantisme noir non-violent ou armé aux États-Unis

 

  1. 50, Gelderloos écrit sur les luttes de l’époque des années 60 cette phrase :

 

« Au contraire, bien que des groupes pacifistes comme le Southern Christian Leadership Conference (SCLC) de Martin Luther King Jr. ait eu beaucoup de pouvoir et d’influence, les pauvres Noirs (sic !; à vrai dire : les Noirs pauvres, n.d.l.r.), qui constituaient la base populaire du mouvement, gravitaient autour de groupes de militants révolutionnaires comme le Black Panther Party. »

 

Encore une fois, c’est faux ! Gelderloos ici n’évoque jamais le SNCC (Student Non-violent Coordinating Committee), l’organisation de masse la plus importante dans le Sud pendant les années 60, et s’appuyant à la base sur des groupes d’étudiant-e-s noir-es, nommés NAG (Nonviolent Action Groups). Le SNCC est aujourd’hui considèré comme une organisation libertaire phare (même reconnue comme telle par Lorenzo Komboa d’Ervin, anarchiste noir qui, lui, n’est pas non-violent). Le fait que Gelderloos ici ne parle pas du SNCC constitue une falsification de l’histoire.

C’est par ailleurs un moment important de mon itinéraire politique. En effet, j’ai rencontré au début des années 2000 Clayborne Carson, qui fut militant noir aux États-Unis dans les années 60. Dans la deuxième partie de la décennie 60, il a prôné le militantisme noir violent, le Black Power, au sein du SNCC devenu violent et nationaliste, rebaptisé Student National Coordinating Committee. Mais par la suite, en tant qu’historien, il a reconnu le succès indéniable du SNCC de la première partie des années 60 et tous ses échecs lorsqu’il commença la lutte armée. De même pour la lutte armée des Black Panthers à la fin des années 60. Clayborne Carson est donc devenu militant non-violent à partir de ces réflexions sur l’histoire. Aujourd’hui il est directeur du Martin Luther King Jr. Papers Project, qui publie tous les écrits et discours de ML King. Des itinéraires de militant-e-s noir-e-s comme le sien existent, il n’est pas le seul.

Clayborne Carson est l’auteur d’une histoire du SNCC qu’il dépeint comme non-violent et libertaire dans une première phase, puis nationaliste et autoritaire dans une deuxième phase à partir de 1965 : In Struggle. SNCC and the Black Awakening of the 1960s (Harvard University Press, Boston 1995).

En 2004, j’ai traduit ce livre en allemand et lui et moi avons fait un vaste tour de trois semaines de présentation de son travail en Allemagne. C’est pour cette raison que je connais en détail la lutte des noirs des États Unis et que je peux facilement réfuter les affirmations abusives de Gelderloos. On peut réflechir sur le fait que l’histoire complète du SNCC par Clayborne Carson n’ait jamais été traduite en français, alors, qu’une oeuvre de qualité médiocre comme celle de Gelderloos, elle, le fut.

D’ailleurs, la grande popularité du Black Panther Party dont nous parle Gelderloos, n’est pas du tout due aux luttes armées, mais aux programmes sociaux de distribution de nourritures de base – à comparer avec l’assistance aux pauvres d’Emmaüs – qui ont été dirigés par les militant/es du BPP. Cette popularité n’a donc rien à voir avec la lutte armée, seul sujet qui intéresse apparemment Gelderloos, dont on peut dire qu’il révèle ici un véritable fanatisme de la violence.

 

Les attentats de Madrid et le mouvement anti-guerre

 

Et pour conclure, une remarque sur les pages vraiment rebutantes que consacre Gelderloos à la décision prise par l’Espagne de retirer ses troupes d’Irak en 2004, pp. 56-58. Il loue même les terroristes islamiques d’Al Quaïda pour leurs attentats à la bombe à Madrid et il fustige les millions  de personnes qui ont défilé en 2003 contre la guerre d’Irak en Europe comme « des moutons », mot révélateur de toute l’arrogance de Gelderloos :

 

« Non seulement le Premier ministre espagnol Aznar fut-il en mesure de déclarer la guerre, mais toutes les prévisions le donnaient aussi gagnant aux prochaines élections – du moins jusqu’aux attentats à la bombe [le 11 mars 2004]. (…) Ces attentats furent la cause directe de la dégringolade d’Aznar et de son parti dans les sondages, et, le Parti socialiste [PSOE], seul grand parti opposé à la guerre, fut porté au pouvoir. (…) Tandis que des millions de pacifistes en défilant dans la rue comme des moutons, n’avaient pas affaibli d’un iota l’occupation brutale de l’Irak, quelques douzaines de terroristes prêts à massacrer des non-combattants provoquèrent le retrait de plus d’un millier des soldats » (p. 57).

 

Dans sa préface, intitulée « Violence et politique » (pp. 15-35), Francis Dupuis-Déri, universitaire canadien, veut sauver son soldat Gelderloos des critiques de la caution apportée au terrorisme islamique :

 

« Or il précise que même si une telle action peut avoir un effet politique réel, il s’y oppose par principe car il s’agit de tuer des victimes innocentes, ce qui est fondamentalement autoritaire » (p. 33).

 

Regardons de près ce à quoi s’oppose Gelderloos dans cette « action » (Dupuis-Déri) – mot atroce dans le contexte, parce que ce n’est pas une action directe comme des autres, mais un crime. Gelderloos dit d’abord :

 

« Les actions [là aussi, Gelderloos reprend le mot action et l’intègre à l’arsenal de l’action directe ; N.O. Fear] et déclarations des cellules affiliés à Al Quaïda (…) témoignent plutôt d’une vision particulière, extrêmement autoritaire, patriarcale et fondamentaliste » (p. 57).

 

Mais Gelderloos est loin de condamner ce crime rebutant « par principe » (Dupuis-Péri), puisqu’il conclut cette paragraphe comme suit :

 

« (…) les attentats de Madrid ne constituent pas un modèle [sic !; N.O. Fear] d’action, mais plutôt un paradoxe de taille. (…) Jusqu’à présent, aucune alternative au terrorisme [sic !; N.O. Fear] n’a été mise en œuvre dans le ventre relativement vulnérable de la bête. La seule véritable résistance est celle qui se produit en Irak même. » (p. 58).

 

Toutes ces évocations de Gelderloos n’ont rien à voir avec une politique ou des actions directes emancipatrices. Cela montre au contraire, sur quelles dérives peuvent déboucher ces propagandes pour n’importe quelle forme de contre-violences au sein des mouvements sociaux.

En dépit des diffamations de Gelderloos, ce sont précisément ces « moutons » (Gelderloos) en Espagne qui ont permis au PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol) de rester dans la campagne électorale en cours comme parti anti-guerre. Et ce sont ces « moutons » qui ont fait encore pression pour que le PSOE de Zapatero, arrivé au pouvoir, puisse réaliser la promesse de retirer les troupes – au contraire des partis sociaux-démocrates dans toute l’Europe, à commencer par le parti Labor de Tony Blair. Ce sont ces « moutons » qui ont fait pression pour que le PSOE ne change pas d’avis. Quant aux louages des attentats, je ne peux que qualifier Gelderloos de cynique. Et je rappelle le deuxième critère que j’ai évoqué plus haut : l’éthique révolutionnaire, qui doit accompagner toutes les réflexions sur l’efficacité. Supposons – pour une seule seconde –  que les attentats de Madrid aient vraiment fait la petite différence qui a propulsé Zapatero au pouvoir à cause des élections qui suivi. Que peut-on en conclure ? Que les innombrables victimes civiles de ces attentats sont justifiées ? Que peut-on alors déduire de cela ? Que de tels attentats sont justifiés comme stratégie qu’il faudrait soutenir ? Mais non, les gens qui  – en plus de l’opinion anti-guerre qui existait déjà – ont alors voté Zapatero n’ont pas du tout cautionné ou bien justifié ces attentats, bien au contraire. Leur sentiment a contribué à ce qui est devenu plus tard le mouvement des Indignados à Madrid, mouvement non-violent, qui a tout pour déplaire à Gelderloos.

Est-il possible de généraliser à partir de ces circonstances, en essayant de justifier a posteriori  ces attentats de Madrid ? Les attentats islamiques d’Al Quaïda du 11 septembre aux États-Unis ont-ils empêché la guerre ? Selon la logique de Gelderloos il faudrait aussi se réjouir de ces attentats comme acte anti-guerre – mais tout le monde sait qu’ils n’ont donné au Bush Jr. qu’un prétexte pour les invasions militaires en Irak et en Afghanistan. Même effet pour les attentats de l’État islamique qui suivirent en Grande Bretagne et en France. Donc, même si l’on regarde uniquement l’efficacité, ce que dit Gederloos n’est pas vrai, bien au contraire.

Les attentats ont fortement compliqué les luttes émancipatrices et anti-guerre dans ces pays. Mais ici, j’ajoute encore un argument d’éthique révolutionnaire : avec cette légitimation des attentats islamiques de Madrid, Gelderloos a franchi un cap. Il a justifié, au nom de l’efficacité, le fait que ce ne sont plus les gens au pouvoir, au gouvernement ou bien des managers et chefs d’entreprise qui doivent mourir pour les buts exprimés, mais des gens tout à fait ordinaires. Ainsi, Gelderlos ne fait plus la différence entre la base de la société, la lutte des classe des exploités d’un côté et les dominants de l’autre. Par son apologie de la violence pour la domination, Gelderloos est devenu un simple réac !

 

À propos de la lutte antinazie durant la Second guerre mondiale

 

Je pourrais en dire long sur les pages de Gelderloos concernant la lutte antinazie pendant la deuxième Guerre mondiale, pp. 58-64. Je me contenterai seulement de quelques points en guise de repères :

  • Parmi les actions non-armées pendant la guerre et les occupations des nazis, Gelderloos, consciemment ou pas, n’évoque pas les exemples des succès les plus connus, comme la résistance des femmes de la Rosenstraße à Berlin en mars 1943, qui permit de sauver les maris juifs de ces femmes. Ces hommes, déjà internés et voués à la déportation à Auschwitz, furent acquittés, Hitler et Goebbles craignant qu’un mouvement de protestation puisse s’étendre comme en 1918 au sein de l’Allemagne. Ce mouvement de la fin de la première Guerre mondiale avait été également mené par des femmes. Le soldat Hilter l’avait ressenti comme un coup de poignard dans le dos. Gelderloos n’évoque pas non plus la grande campagne, très efficace, de sauvetage des juifs à Chambon-sur-Lignon et alentours, dans les Cévennes, qui a protégé de la déportation 5000 juifs, enfants et adultes, grace à la résistance non-violente !
  • Finalement il faut constater que ni la résistance armée, ni les actions de sabotage et de sauvetage non-armées n’ont empêché les succès militaires des nazis de manière décisive. Seule la guerre des forces Alliées de l’Angleterre, des États-Unis et de l’Union soviétique réunis, permit de battre les Nazis. Bien évidemment, si les forces alliés agirent avec éfficacité, leur vision sociale n’avait rien de commun avec les aspirations émancipatrices des mouvements de résistance, armée ou non. Gelderloos crie au scandale quand on veut assimiler dans le même projet les armées bourgeoises et les luttes armées révolutionnaires populaires. Pourtant, c’est bien ce qu’il fait dans tout son livre lorsqu’il identifie la non-violence anarchiste et révolutionnaire avec le pacifisme bourgeois. Ainsi, quand cela peut servir sa thèse, il fait la même chose pour les armées bourgeoises ou révolutionnaires, quand cela ne lui sert pas, il fustige une telle identification.

 

La soi-disant « hégémonie des non-violents » aux États-Unis

 

L’affirmation de Gelderloos au début de son livre, dans son introduction, parlant « de l’hégémonie dont bénéficient les promoteurs de la non-violence » (p. 39) aux États-Unis, est tout à fait fausse. Le courant anarchiste non-violent n’a jamais été un courant dominant dans les mouvements de gauche ou même libertaire. C’est seulement en le mélangeant avec des pacifistes bourgeois que Gelderloos peut constater cela. Et même ce constat manipulateur ne lui donne pas raison. Pourquoi ?

Aux États-Unis, la constitution bourgeoise de l’État permet explicitement la résistance armée, si nécessaire. Les lois permettent l’utilisation des armes pour défendre la propriété des individus. Dans ce pays, dès sa création, il y eut un engouement véritablement fou pour les armes, notamment au sein la bourgeoisie blanche ! Depuis toujours, chaque famille blanche a des armes dans sa maison, et aussi d’ailleurs, depuis toujours, chaque famille noire a des armes dans sa maison. Le mouvement pour les droits civiques devait déjà mener les luttes émancipatrices en connaissant parfaitement cet état de choses, bien installé depuis longtemps et considéré tout à fait normal. Même constat aujourd’hui. Avec la domination économique et culturelle des institutions phares comme le NRA (National Rifles Association), la revendication de la violence et la lutte armée est bien blanche et bourgeoise à la fois. Le vrai mouvement révolutionnaire aux États-Unis aujourd’hui commence en fait avec le mouvement des élèves et étudiant-e-s contre les tueries et leur résistance non-violente récente contre le NRA. Ils s’opposent aux armes et c’est cela, leur vraie libération. Gelderloos, à l’inverse, reste complètement dans la norme.

 

N.O. Fear